Dans les rues palpitantes de Kinshasa, au milieu de la marée humaine qui insensible, vaque à ses affaires, il est possible, sans vraiment y prêter attention, d’apercevoir une silhouette fine et discrète. Une jeune femme au teint clair, aux fossettes creusées par l’ombre du temps, toujours vêtue de bleu, une couleur qu’elle affectionne non sans déplaire à sa mère. Chaque jour, elle traverse l’avenue du 24 Novembre, entre le saut-de-mouton et les bâtiments de son université, l’air détaché, comme si le monde ne l’atteignait pas. Les salutations des vendeurs et des passants glissent et rebondissent sur elle, tandis que ses yeux, souvent perdus dans l’infime détail d’un trottoir ou d’un ciel lourd, cherchent un réconfort qu’elle ne clame jamais.
Aïsha, car il s’agit bien d’elle, est nouvelle dans ce monde académique. Fraîchement diplômée, elle avançait avec l’impression que l’avenir lui appartenait, qu’il se tissait à mesure de ses pas. Les jours se remplissaient de projets, de rêves d’indépendance et d’un futur sculpté par son intelligence. Mais au centre de cette transition se tenait Patrick, un étudiant déjà avancé sur le chemin qu’elle aspirait à suivre.
Au début, ses attentions lui semblaient comme le sceau d’une élection : celle où le fait d’être choisie par lui signifiait être reconnue, exister dans un monde où les regards définissent la valeur d’une femme.
Mais les certitudes de cette idylle ont fini par se fissurer. Dans l’imaginaire, l’amour des jeunes filles est souvent chargé de symboles : il ne s’agit pas seulement d’un lien affectif, mais d’un passage initiatique, une première confrontation aux illusions et aux réalités d’un monde où les rapports de force sont omniprésents. Aïsha, avec son innocence encore intacte, se retrouvait confrontée à cette dure réalité.
Au début, les signes étaient intenses, presque exaltants : des messages fréquents, des rendez-vous, des attentions particulières. Puis, presque sans bruit, ils devinrent discrets, épars, parfois absents. Les rendez-vous manqués, les regards distraits, les messages restés sans réponse creusèrent des fissures qui s’élargissaient chaque jour.
Alors vint l’humiliation : celle où l’on comprend que celui avec qui l’on croyait partager sa destinée n’avait pas d’yeux que pour soi. L’âme se questionne, l’esprit vacille : était-ce une trahison inéluctable, la répétition d’un schéma connu par d’autres avant elle, ou bien une complexité motivée par des contraintes économiques, le désir de nouveauté, ou les jeux invisibles d’une société qui façonne chaque choix ?
Aïsha se replia sur elle-même. Ses cahiers restèrent fermés, son esprit erra entre auditoires et vacarme urbain, son visage fermé aux inconnus. L’univers semblait traversé de failles invisibles. Chaque sourire devenait énigme, chaque parole, un potentiel piège. Elle découvrit, sans le vouloir, que l’amour pouvait se transformer en miroir des contradictions.
Quand la déception devient le déterminant principal
Mais la blessure prit une autre dimension. Aïsha ne se contenta pas de rejeter cet homme qu’elle avait sincèrement aimé. Elle devint méfiante envers tous les hommes, comme si la trahison s’était étendue à une essence entière de la masculinité. Par un détour nourri par la rancune, sa colère s’élargit à tous les ressortissants de la tribu de Patrick. De ses voisins jusqu’au petits vendeurs qu’elle croisait dans les ruelles ou au marché et dont les noms ou la morphologie lui rappelaient l’infâme, rappelaient à son coeur l’amer goût de la déception et de la trahison. La haine silencieuse, s’installa, subtile mais implacable, tissant un voile dans ses rapports quotidiens.
Elle se jura de ne jamais aimer un homme de cette tribu. Cette conviction, fragile au départ, se renforça au fil de récits entendus ici et là : des histoires similaires de désillusions, non seulement amoureuses mais sociales ou dans le domaine des affaires, la confortèrent que la cause de cette trahison ne pouvait qu’être génétique. Chaque anecdote servait à confirmer sa conviction profonde : que la souffrance pouvait se reproduire, qu’elle avait raison de fermer son cœur à certaines personnes du même gêne que l’infâme qu’elle ne pouvait plus nommer par son nom devenu tabou.
Et pourtant, le destin avait disposé sur son chemin une autre voie, un homme, Jephté, qui, sans éclat, aurait pu combler son cœur. De bon aloi bien que peu démonstratif, il était honnête et respectueux. Mais la rancune et les préjugés poussèrent Aïsha à détourner son regard. Elle ne le vit pas, ou plutôt, elle choisit de ne pas le voir.
Elle ignorait alors, ou refusait de comprendre que dans certaines circonstances, la Providence teste parfois la résilience des croyants par les détours de leur cœur : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien » (Romains 12:21). Ceux qui se détournent par haine ou vengeance ratent souvent les voies du bonheur que Dieu leur avait tracées.
Seule dans une église, les yeux levés vers les cieux, Aïsha implorait la miséricorde. Son cœur, chargé de tristesse cherchait la lumière, le pardon, la chance de trouver le bonheur, alors que son âme entretenait un ressentiment que la haine emplissait de sa coupe. Mais dans l’atmosphère électrique et bruyante de cette Assemblée qu’elle fréquentait, Dieu qui lui avait envoyé un signe pour lui permettre de rebondir ne l’écoutait plus.
Dans la pénombre, entre les chants lointains et les cierges vacillants, elle resta là, suspendue entre désir de rédemption et le poids de ses propres barrières. L’avenir demeurait un mystère. Le chemin vers le cœur des autres et vers elle-même attendait qu’elle fasse tomber le voile de ses préjugés pour enfin percevoir l’amour et la grâce qu’elle avait écartés.